Alain Beuve-Méry, journaliste au Monde spécialisé dans l’économie de la culture, se fait l’écho d’un bruit qui court depuis des mois dans le petit monde de l’édition, en Europe comme en Amérique du nord : l’ascension du livre numérique serait en panne, elle aurait atteint un « plateau ». Les raisons invoquées vont de l’absence d’innovation à la résistance du papier, en passant par une prétendue saturation du cœur de cible, les fameux « gros lecteurs », qui seraient déjà convertis, ou au contraire définitivement réfractaires. Quant au lecteur occasionnel, il n’économiserait pas assez sur ses achats d’ebooks pour amortir l’achat de sa liseuse… Circulez, il n’y a plus rien à voir !
De nombreux articles américains ont réglé son compte à cette ineptie, avec un argument simple : les statistiques ne tiennent compte que des ebooks avec ISBN, publiés par des éditeurs inscrits à l’AAP (équivalent US du SNE). Elles ignorent les livres auto-publiés ou publiés par Amazon, qui n’exige pas d’ISBN. Or des blogs (certes un peu orientés) comme Author Earnings estiment que la part des éditeurs traditionnels ne représentaient plus que 50% des revenus ebook d’Amazon en septembre 2015, cotre 64% en février 2014. Un phénomène accéléré par la remontée des prix des ebooks des majors américains, suite à leurs accords « secrets » avec Amazon. Bref, les éditeurs traditionnels vendent effectivement moins d’ebooks, car ils perdent des parts de marché.
Qu’en est-il de la France ? Sans doute l’auto-édition y est-elle moins développée pour le moment (en est-on si certain ?) Mais on peut être sûr que la politique tarifaire des éditeurs français freine le marché numérique : une stratégie assumée qui vise à préserver le marché papier et les libraires, à négocier « en douceur » le virage numérique. Or les baromètres de la Sofia et d’Hadopi, fondés sur des enquêtes qualitatives auprès des consommateurs, montre que l’accès facile à la lecture numérique (sur liseuse, smartphone et surtout tablette) encourage l’adoption de l’ebook : on peut estimer que 18% des Français lisent des ebooks aujourd’hui (en croissance de 3 points sur 2015). Alors pourquoi le numérique ne pèse que 4% du marché ?
Tout simplement parce que l’auto-édition (absente des chiffres), la consommation gratuite (34% des lecteurs numériques n’ont rien acheté au cours des 12 derniers mois), l’usage illicite (34% des lecteurs piratent souvent ou de temps en temps) et le partage entre internautes (46%) constituent un « marché de l’ombre » que préfèrent ignorer les éditeurs, mais aussi les journalistes qui se contentent de leur tendre le micro.
Prétendre aujourd’hui que le marché du numérique stagne, invoquer la fidélité culturelle des Français au papier, cantonner la lecture d’ebook à une niche : un discours qui procède au mieux de la mauvaise foi, au pire de l’intoxication, destiné à rassurer les acteurs traditionnels du marché (distributeurs, libraires, bibliothécaires) et à masquer le fait qu’une part croissante du marché leur échappe. Règle de base d’un bon « gatekeeper » : nier l’existence des portes dérobées.