La typo vue par la philo

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Notes de lecture sur Typothérapie, de Nicolas Taffin (C&F éditions, janvier 2023)

D’abord la forme : une couverture dans un papier gris chaleureux (FSC© bien sûr), un dessin intriguant en couverture, des typos originales et quelques audaces de mise en page.

Nous sommes bien chez un designer créatif, car le graphisme est la principale occupation de Nicolas Taffin à travers son agence Polylogue. Mais il est aussi blogueur, philosophe, éditeur, et son sujet de prédilection est… la typographie.

Comment la typographie peut-elle être un objet philosophique ou politique ? Parce qu’elle l’a toujours été. Rappelons que Gutenberg n’a pas inventé l’imprimerie mais qu’il a perfectionné les techniques chinoise et coréenne par l’utilisation d’un alliage de plomb pour les types, d’une encre plus épaisse et d’une presse à raisin modifiée. C’est dans cette mécanisation que réside l’innovation majeure du XVe siècle, car appliquée à des langues alphabétiques, il lui suffit de quelques dizaines de glyphes gravés dans le plomb pour reproduire à l’infini tout écrit occidental (alors que Bi Sheng avait besoin de milliers d’idéogrammes en porcelaine, en vingt exemplaires pour les plus courants, pour composer toutes ses pages).

Taffin établit ainsi une filiation entre la typographie et l’atomisme, en particulier celui de Lucrèce. À moins que l’atomisme ne se soit inspiré de la simplicité abstraite de l’alphabet. La lettre est aux livres ce que l’atome est à l’univers : un élément constitutif insécable que l’on peut combiner avec d’autres, presque à l’infini, selon leurs trois propriétés aristotéliciennes : figure (forme de la lettre), ordre (position de la lettre dans l’espace) et orientation (de la lettre dans ce même espace).

Encore faut-il qu’il y ait rencontre, comme les atomes se rencontrent grâce au clinamen, faculté d’attraction ou de répulsion qui permet de dévier de la trajectoire et d’échapper à l’ennui du parallélisme. Le monde entier peut être écrit à l’aide d’un petit nombre de glyphes très simples, sans rapport avec le signifiant, et Gutenberg démultiplie la puissance de cette forme d’écriture. Mais pour que la page advienne, il faut cette « pulsion » qui agrège les lettres en mots, les mots en phrases et ainsi de suite.

Dans un texte magnifique, l’auteur évoque la figure de Geoffroy Tory, humaniste du XVIe siècle, auteur d’un traité sur le tracé des lettres, et qui part du I et du O, droite et courbe, pour tracer toutes les autres, comme les 0 et les 1 du binaire, comme le féminin et le masculin féconds, etc.
Le Champ Fleury de Tory s’inspire de l’Homme de Vitruve pour dessiner ses lettres, les inscrivant dans une matrice de 10 par 10 aux dimensions du I et du O. Les lettres sont donc tracées selon les proportions du corps humain. Étape indispensable pour imprimer des choses belles et bonnes.

L’humanisme et la typographie sont ainsi liés par l’histoire des premiers livres imprimés. L’industrialisation du processus permet de grands tirages, ce qui suppose une diffusion plus large et des échanges nombreux entre érudits européens pour mettre au point, corriger, traduire, améliorer le texte entre deux séries imprimées. La Renaissance et la science moderne naissent donc de l’imprimerie, et non l’inverse.

Puis, Nicolas Taffin nous parle du monde actuel et de l’avènement du numérique. Depuis longtemps l’informatique est au cœur de la composition, de la photogravure et de l’impression, mais avec la PAO et le Macintosh (pensée pour Steve Jobs), la créativité typographique s’est mise à la portée de tous ou presque. Avec un corollaire inévitable : la dépendance aux fondeurs (développeurs de nouvelles polices) et aux géants californiens de l’informatique appliquée aux métiers du livre (Apple, Adobe…)

Mais une nouvelle révolution est en cours, sans que l’on sache exactement de quoi elle pourrait accoucher : la lecture, le texte, et donc la typographie sont aujourd’hui omniprésents sur le web, et le livre est resté en marge de ce bouleversement. Ce codex à double-page, si pratique pourtant, est l’antithèse du « volumen » que déroule l’internaute en scrollant sur son écran. Les polices soigneusement choisies, les espacements et les marges calculées au point près, la mise en page complexe avec ses blancs, ses alinéas, ses encadrés impeccables : tout cela semble suranné à l’heure du web design aux CSS standardisées, aux fontes streamées par Google ou d’autres géants, aux mises en forme appauvries.

Mais qu’en est-il dès lors du livre numérique ? Est-il d’abord livre, ou d’abord numérique ? L’auteur répond à cette question par la pratique, dans un chapitre passionnant où il énonce par le menu les avantages, et surtout les inconvénients du livre numérique tel qu’il nous est proposé aujourd’hui, d’autant plus s’il est chiffré par des DRM : pas de vue d’ensemble, une typographie simplifiée, l’impossibilité de partager ses livres, d’ajouter et de conserver des notes ou des marque-pages sans passer par le cloud d’un prestataire… Tout cela est vrai, car le format ePub d’aujourd’hui est un monstre hybride né du mariage de l’édition, conservatrice et jalouse de ses droits, avec le web et ses normes ouvertes. Mais il ne faudrait pas renoncer pour autant à chercher de vraies convergences entre les deux mondes. Taffin s’y emploie en s’intéressant aux technologies qui, par exemple, permettent de passer du html au pdf sans passer par la suite Adobe. La norme CSS est aujourd’hui si riche qu’elle permet de recréer la finesse et la complexité des mises en pages les plus tabulaires.

Ainsi, tandis que certains reviennent à la casse de plomb, pour retrouver le sens originel du métier et la précision micrométriques des types, mais aussi les aléas de l’encre et de la presse à bras, d’autres cherchent dans les outils du Web les armes pour sauver le livre de la banalité, des modèles préformatés, des fontes standardisées. Les deux mouvements se rejoignent dans la même soif d’indépendance, la même idée que le livre à quelque chose à dire face au flux infini du scroll. Il est un espace encapsulant du temps. Il est un ensemble de choix qui engagent celui qui les prend auprès de ceux qui le liront : trouver ou commander la bonne fonte, respecter la respiration du texte par des blanc généreux, peaufiner les espacements de lettres, de mots, de ligne pour une parfaite lisibilité… Qui fait cela sur le Web ?

Dans ce livre, il est beaucoup question des Rencontres de Lure, ce rendez-vous annuel et provençal des fous de typographie, de belle édition et de réflexion sur le devenir du livre. Nicolas Taffin rend hommage à tous les éditeurs et designers de génie qui s’y sont succédés : Vox, Blanchard, Richaudeau, Monnier-Raball… Inconnus du grand public, qui croit naïvement que la typographie n’est qu’une technique d’exécution, alors qu’elle est une pensée en acte. Nulle nostalgie dans ces éloges souvent posthumes : Nicolas Taffin ne s’intéresse au passé que pour y chercher des promesses. Ces précurseurs ont ouvert des voies que le livre empruntera pour se réinventer.

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