Enfin une étude sérieuse sur la lecture et l’achat de livres d’occasion par les Français, et ça décoiffe !
Vendredi 21 avril 2023 : le ministère de la Culture et la Sofia présentent leur étude conjointe sur le « livre d’occasion en France ». L’occasion de faire le point avec lucidité sur l’essor de ce marché et ses raisons profondes. Voici les principaux chiffres à retenir :
- Le marché de l’occasion a explosé depuis 2014 : il représente 9% du marché en valeur, 20% en volume, ce qui veut dire qu’il a plus que doublé en 9 ans alors que le marché du livre physique progressait de 6,6%, et le numérique (ebook+audio) de 69%. J’ai reconstitué cette évolution dans le graphe suivant :
- Le prix moyen de vente des livres d’occasion est donc autour de 4,50€, contre 11,40€ pour le neuf
- 34% des Français ont acheté un livre d’occasion au moins en 2022, contre 24% en 2014, et 29% en 2021
- Le panier moyen a lui aussi augmenté spectaculairement, en passant de 25€ à 39€ : les clients achètent en moyenne 9 livres par panier !
- Le profil type des acheteurs ne différe pas de celui des acheteurs de neuf (surreprésentation de femmes, de la tranche 35-45, des CSP+ avec enfants
- La première motivation des acheteurs (76%) est de faire des économies (quelle surprise !)
- À l’inverse, le principal frein à l’achat est la crainte sur l’état du livre (26%)
- 48% des acheteurs d’occasion avaient l’intention d’acheter le livre neuf
- La seule catégorie surreprésentée dans les ventes de livres d’occasion est la littérature générale, qui pèse plus de 50% des ventes d’occasion contre 25% sur le neuf. La jeunesse et la vie pratique sont proches de leur poids normal. En revanche la BD pèse moins de 10% de l’occasion contre 20% sur le neuf. Mais comme les ventes de BD et de mangas neufs ont explosé depuis 3 ans, on peut prévoir un fort afflux de livres d’occasion dans ces catégories lorsque les acheteurs videront leurs étagères.
Je passe sur les chiffres annoncés sur la part d’internet comme canal de vente, car ils sont douteux, à l’évidence sous-estimés par lacune des sources. J’en ai fait part au directeur scientifique de l’étude qui va regarder comment il peut reconstituer les bons chiffres.
La deuxième partie de l’étude porte sur l’inventaire de l’offre disponible en ligne, sur 6 plateformes, parmi lesquelles on peu regretter l’absence de Rakuten, marketplace importante pour le secteur en BtoC comme en CtoC. Comme les 2 plus grosses marketplaces (Amazon et Fnac) sont dans le périmètre, on peut penser que les offres de tous les vendeurs s’y retrouvent. En effet, même quand ils disposent d’un site propre, les vendeurs comme Chapitre, Ammareal, Recyclivre… mettent leurs offres sur Amazon a minima. Les mêmes offres (définies comme un couple ISBN-état d’un vendeur donné) peuvent donc se retrouver sur plusieurs plateformes, ce qui fait que les dénombrements des offres présentes sur ces 6 plateformes n’ont aucun sens. Malgré ces réserves, on peut retenir que :
- 603 000 ISBN différents sont disponibles. Pour mémoire, on considère qu’il y a en moyenne autour de 800 000 livres neufs disponibles à un instant t sur le marché
- 48% de ces ISBN étaient disponibles en neuf au même moment, 8% temporairement indisponibles, et 44% définitivement indisponibles. Chiffre intéressant qui montre qu’il y a 2 marchés très différents dans le livre d’occasion :
- celui des livres devenus introuvables, d’autant plus rapidement que le nombre de nouveautés reste élevé structurellement (autour de 80 000 dépôts légaux par an, sauf en 2020 à cause du COVID), et que les librairies physiques, et même les vendeurs en ligne, garde ces nouveautés de moins en moins longtemps en stock, ce qui incite les éditeurs à raccourcir également la durée de disponibilité)
- celui des livres que l’on choisit d’acheter en occasion pour faire des économies par rapport au neuf
(L’étude nous dit comment se répartissent les offres disponibles entre ces catégories, mais pas les ventes effectives, ce qui serait intéressant.)
- 57% des titres sont parus depuis plus de 10 ans. Là encore, il faudrait savoir ce que ces titres pèsent dans les ventes effectives, mais leur présence remplit là encore une fonction de complément de l’offre neuve disponible
Troisième volet de l’étude, une enquête auprès des libraires indépendants (250 membres du SLF ont répondu) :
- 20% seulement proposent des livres d’occasion
- … qui représente moins de 1% du CA de leur CA
- et les 2/3 des libraires qui ne font pas d’occasion… ne prévoient pas d’en faire davantage à l’avenir !
Ce résultat sans surprise confirme que seuls des groupes importants ou des libraires spécialisés dans la vente en ligne, avec une logistique solide, peuvent faire de l’occasion une activité en soi, rentable et pérenne. Racheter des livres dans une boutique isolée, pour les revendre ensuite sur place avec une marge, n’a guère de sens pour le point de vente, et encore moins pour ses clients. La mutualisation et la massification sont des conditions nécessaires.
En conclusion, il faut saluer cette étude qui permet d’approcher la réalité de ce marché en plein essor. Mais il serait dommage qu’elle soit le prélude à la mise en place d’une taxation de ce secteur, au prétexte que les éditeurs et les auteurs ne sont pas rémunérés sur les ventes. Une telle régulation ne ferait que fragiliser les acteurs petits ou moyens et favoriser les grandes marketplaces. N’oublions pas que les acteurs français de cette filière sont souvent de jeunes pousses soucieuses de leur impact social et environnemental, entreprises responsables et solidaires qu’il faut encourager et soutenir plutôt que de les assommer par une ponction sur leurs marges déjà très faibles.
Mais la Sofia (dont le rôle est de collecter une taxe sur les ventes en bibliothèque pour reverser des droits aux éditeurs et aux auteurs) étant l’un des commanditaires de cette étude, on peut craindre le pire…