Les auteurs contre-attaquent !

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Heliocentric (2)

Le nouveau paradigme dans lequel Internet à fait entrer le monde du livre est assez simple à dessiner : nous sommes passés d’un système héliocentrique, où l’éditeur est l’incontournable chef d’orchestre de la création et de la diffusion des œuvres, à une ellipse à deux foyers : l’auteur et le lecteur.

La prise du pouvoir du lecteur a été largement commentée, comme celle du consommateur en général. Pouvoir commander ce que l’on veut, en ligne ou en magasin, au format de son choix, permet au client d’orienter le marché vers les acteurs les plus efficients en termes de catalogue disponible, de supply chain et de service client. Ne les nommons pas, tout le monde l’aura, pardon, les aura reconnus.
Mais on ne peut pas dire que ces changements aient beaucoup déplacé les lignes. Tout juste les éditeurs ont-ils perdu de leur pouvoir de négociation vis-à-vis de certains acteurs du commerce de détail, toujours plus concentré. En France, les lois qui imposent un prix unique du livre (papier depuis 1981 et numérique depuis 2011) sont d’ailleurs pour beaucoup dans la stabilité du marché, en empêchant que le facteur prix ne s’ajoute à la différenciation par l’offre et service.
Les choses se corsent dès lors que l’autre foyer de l’ellipse, auteurs et ayant-droits, se jugent maltraités par le reste de la chaîne, et le font savoir.

Les signes de cette grogne sont nombreux :

  • Mark Coker en avait assez de voir ses manuscrits refusés par les éditeurs traditionnels. Il a créé Smashwords pour publier et diffuser son roman, et cinq ans plus tard 100 000 auteurs l’ont rejoint sur la plateforme avec 300 000 ebooks anglophones ; et bien d’autres plateformes l’ont imité depuis…
  • La littérature scientifique est en pleine ébullition, depuis que de nouveau modèles économiques, où par exemple le chercheur paye pour être publié, tentent d’ubériser l’oligopole des grands éditeurs scientifiques assis sur leur tas d’or (Elsevier vs Plos One). Nous y reviendrons dans un article détaillé.
  • Nombres de stars de la littérature gèrent leurs droits numériques eux-mêmes, ou plutôt via leur agent, fabriquant les fichiers numériques de leurs livres pour les vendre directement en ligne. Le cas le plus emblématique est C.K. Rowling pour la saga Harry Potter.
  • Lorsqu’ils restent fidèles à leur éditeur papier, les auteurs bien informés renégocient à la hausse leur taux de droit pour le livre numérique, ce qui semble justifié par la baisse des coûts de fabrication et de distribution, et surtout par un prix de vente plus bas que celui du papier : l’auteur est en droit de réclamer, a minima, la même rémunération en valeur absolue que sur la vente d’un exemplaire papier. Ce qui revient, pour un ebook 30% moins cher, à demander un taux 1,5 fois plus élevé (15% au lieu de 10% par exemple)
  • Les négociations collectives ou interprofessionnelles entre auteurs et éditeurs se tendent des qu’il s’agit du numérique, les premiers craignant que les seconds s’arrogent la part du lion et captent les droits sur une période longue, et sur des bases contractuelles qui n’auront peut-être plus de sens dans quelques années, avec l’évolution rapide des technologies et des modèles économiques. Ainsi est-ce dans la douleur que la négociation autour du contrat d’édition numérique en France a accouché d’un code d’usages que les éditeurs ne respectent pas toujours, ou pas encore.
  • Au-delà des contrats eux-mêmes, l’auteur n’est pas toujours en phase avec la politique numérique de son éditeur : il aimerait que son œuvre soit mieux protégée (surveillance du piratage) ou au contraire moins protégée (suppression ou allègement des DRM), il souhaiterait souvent que les territoires de vente soient plus étendus (pourquoi se limiter aux 3 ou 4 pays francophones habituels alors qu’Internet est mondial ?), il désapprouve parfois les conditions faites aux bibliothèques, et le prix que choisit l’éditeur, dans le cadre de sa politique tarifaire générale, ne lui sied pas toujours.
  • Enfin, lorsque les désaccords persistent et que l’auteur n’a pas le temps ou les compétences pour s’en occuper, il bloque les droits numériques en attendant… en attendant quoi d’ailleurs ? On ne sait pas trop.

Bref, l’auteur devient capricieux, tatillon et pénible. Vu autrement, il se réveille de 200 ans d’infantilisation.
Face au fossé qui risque de se creuser, face à la menace de l’ubérisation, l’éditeur n’a d’autre choix que de considérer l’auteur comme un client, au même titre que le lecteur, autre foyer de l’ellipse. L’auteur n’est plus un fournisseur, à qui on fait l’honneur d’acheter ses contenus : il est en droit d’exiger un ensemble de services lui permettant de trouver son public (comme on disait autrefois), ou de gérer sa communauté de lecteurs (comme on dirait aujourd’hui) :

  • Au-delà du contrat d’édition, qui permet à l’éditeur de sécuriser ses droits en échange d’une promesse de rémunération, parfois assorti d’une rémunération immédiate (l’à-valoir), ne pourrait-on imaginer un contrat de service, où l’éditeur s’engage à certains actions de vente, de marketing, de revente des droits seconds, d’accès à certains territoires, DRM ou formats, avec des clauses de revoyure qui permettent une remise en question régulière des conditions ?
  • Au-delà du relevé annuel envoyé par courrier, plusieurs mois après la fin de l’exercice, pour un paiement des droits qui lui-même peut prendre des mois, ne pourrait-on envisager un reporting en temps réel (comme celui qu’offrent les plateformes d’autopublication) ? Allons plus loin : pourquoi ne pas jouer la transparence, et donner à l’auteur le détail de sa diffusion (et de ses retours) au jour le jour, par librairie, région, enseigne, plateforme d’e-commerce, etc.? Le système de rémunération différé (à-valoir puis ventes, moins retours) est-il toujours pertinent au XXIè siècle?
  • Au-delà de la mise au point de l’édition papier (editing classique), ne faut-il pas retravailler avec l’auteur sur l’édition numérique, penser aux enrichissements qu’il pourrait lui-même apporter, ou au minimum lui soumettre l’epub avant diffusion ?
  • Au-delà des mises en vente en librairie, des négociations de référencement, des fiches argumentaires, des réunions de représentants où l’auteur a (dans le meilleur des cas) cinq minutes pour présenter son livre à des commerciaux qui en auront 50 autres à vendre, ne pourrait-on créer une relation directe entre auteur et libraires, à travers par exemple une chaîne YouTube (message face caméra ou dialogue filmé avec l’éditeur ou l’agent), ou d’autres réseaux sociaux BtoB animés par l’équipe marketing ?
  • Au-delà du plan media et des traditionnelles (et peu rentables) signatures, lors de salons ou de samedis pluvieux passés derrière une table à attendre le chaland, accompagné (ou non) d’une attachée de presse dévouée qui console l’auteur en cherchant mille explications à la faible fréquentation de cet incontournable événement ; au-delà de toute cette énergie déployée pour des résultats souvent décevants, ne faudrait-il pas que les éditeurs embrassent le marketing relationnel, le SEO et les outils sociaux d’aujourd’hui (y compris par exemple Periscope), afin de créer autour de l’auteur une véritable communauté, on line et IRL. Quel éditeur propose aujourd’hui un service de community management au service des auteurs, leur permettant d’échanger efficacement avec leurs fans, de satisfaire leur curiosité sans que cela dévore le précieux temps de la création ?

Certes, ces évolutions reposent sur de nouvelles compétences (éditeurs numériques, informaticiens, chefs de projets, community managers…). Certes elles remettent en question des processus, des habitudes, des fonctions. Mais elles sont aussi une formidable opportunité de réinventer le métier d’éditeur, de transformer la boîte noire en fenêtre ouverte, de rester au centre du jeu, pile au milieu des deux foyers de l’ellipse.

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