Libraires à l’air libre

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future bookstore

Les libraires sont-ils assignés à résidence ? Peuvent-ils sortir de leur rôle sacrificiel de dernier défenseur local de la culture, et saisir enfin le pouvoir que leur donne l’accès direct au lecteur ?

Je rencontrai il y a peu le patron d’une librairie rhone-alpine, leader dans sa ville, qui se disait contraint de toutes parts. Marge faible, la remise accordée par les éditeurs permettant à peine de couvrir les coûts fixes. Loyers et charges en constante augmentation. Trésorerie tendue en raison de stocks importants pour une rotation faible. Et cependant plafonds d’encours trop bas pour commander chez les éditeurs les quantités que l’on souhaiterait certaines fois pour satisfaire la demande, celle d’un marché scolaire par exemple. Bref, un métier de chien où l’on peut au mieux survivre, mais jamais faire fortune.

Depuis quelques décennies, et plus particulièrement depuis cette fameuse loi Lang dont tous se félicitent, les libraires se sont résignés à être les supplétifs des éditeurs. Dans sa version classique de magasin physique en centre-ville, le libraire est une filiale commune des quatre groupes d’édition qui dominent le marché, et sont aussi les distributeurs de tous les autres. Prix, marge, sélections, opérations, stocks, retours… Le libraire ne maîtrise rien de ce qui fait normalement la politique commerciale d’un détaillant.

Inextricable ? S’il ne s’agit que de stocker les livres qu’on vous envoie, et d’en vendre le plus possible avant qu’ils ne soient remplacés par d’autres, on ne voit pas en effet ce qui permettait au libraire de sortir de la « matrice », de ce cycle infernal où l’entraîne l’organisation industrielle de l’édition.

Certains se résignent à voir leur rôle limité à celui d’animateur culturel, metteur en scène d’une pièce qu’ils n’ont pas écrite, et dont il ne choisissent pas les acteurs. Il arrive même que le libraire se complaise dans ce rôle, assumant sa fonction sociale plus que son rôle économique, militant fier d’être peu rentable, et de se démarquer ainsi des géants de la World Company. Rappelons donc au passage qu’Amazon n’est toujours pas rentable sur son activité de libraire, et que c’est d’ailleurs par cette stratégie qu’ils espèrent tuer tous les libraires indépendants du monde.

Et si l’on faisait un pas de côté ? Si l’on parlait de ce que le numérique peut apporter au monde physique, des services que l’Internet peut rendre à Gutenberg pour s’affranchir de certaines lourdeurs et de certaines dépendances économiques ?

Tout d’abord, il me semble que le libraire doit pleinement assumer son avatar virtuel. Être un lieu de rencontre IRL ne dispense pas de transposer l’expérience sur Internet. Les boutiques de tout poil se digitalisent à marche forcée : sites et applications e-commerce, drive, géolocalisation, carte de fidélité ou de paiement virtuelle, tablettes entre les mains des vendeurs, écrans interactifs et même robots d’accueil… Mais comment le libraire indépendant peut-il faire de tels investissements ? Ces outils coûteux semblent réservés à des chaînes ou à des groupements. Alors commençons par ce qui ne coûte que du temps, quelques heures par semaine devant un écran : les réseaux sociaux. Une page Facebook, un compte Twitter, un compte Instagram, une chaîne YouTube, un blog à la rigueur, et vous avez de quoi animer votre communauté, organiser des événements, partager vos choix, prévenir de l’arrivée d’un grand livre, filmer l’argumentaire passionné de vos vendeurs, organiser des opérations avec des éditeurs ou des partenaires culturels locaux, etc. Créer une communauté nombreuse et active à l’échelle d’une ville n’est pas si compliqué. Et cette communauté, dès lors qu’elle est fidèle et même captive, peut devenir une mine d’or dont on peut « monnayer » l’accès.

Vient alors la vente en ligne. Là encore, la marche peut sembler haute, en raison de la logistique à mettre en œuvre pour livrer des particuliers, des frais de port que l’on devra leur refacturer (à moins de s’appeler Amazon), du système de paiement, etc. Mais est-ce bien nécessaire ? La vocation d’une librairie indépendante est-elle de vendre des livres physiques à la terre entière ? Si l’on vise d’abord le client de proximité, on peut se contenter de le rassurer sur la présence en stock d’un livre dans le point de vente, et lui permettre de le réserver en ligne. Et si l’on propose un contenu spécifique, tels que des livres d’occasions ou des éditions rares, il y a toujours la solution des marketplaces telles qu’Amazon, Fnac, Rakuten qui offrent de la visibilité et un service de paiement, voire une prise en charge de la logistique si vous décidez de leur confier du stock. Les places de marchés formées par des groupement de libraires indépendants peinent à s’imposer, en raison d’un référencement naturel très faible et d’un niveau de service qui ne sera jamais celui des spécialistes du e-commerce. Chacun son métier.

Vendre des ebooks est une autre manière de s’affranchir des lourdeurs du monde physique, et d’offrir à ses clients une solution d’accès au livre toujours disponible, 24 heures sur 24, à un prix inférieur à celui du papier, avec des extraits gratuits, des outils de personnalisation et de partage, etc. Là encore, il est illusoire pour un libraire de se lancer seul dans cette aventure. Il devra s’appuyer sur un partenaire capable de lui apporter la solution clé en main, ainsi qu’une liseuse que l’on pourra vendre en magasin et sur lequel les clients pourront acheter leurs ebooks dans une boutique en marque-blanche, animée par le libraire. Pourquoi s’en priver ?

L’impression à la demande offre également une chance de s’affranchir en partie des contraintes de stock, des mises en places excessives qui mettent à mal la trésorerie. Pour le moment utilisée par quelques éditeurs purement numériques (avec des partenaires) et par certains distributeurs (Hachette, Interforum), elle permet déjà au libraire de proposer une livraison du livre à la demande, avec délai et surcoût. Ou de commander quelques exemplaires seulement d’un livre, qui lui seront vendus (en ferme ?) par l’éditeur. Mais pour aller plus loin, il faudra que les libraires puissent imprimer dans le point de vente l’essentiel du catalogue disponible, sur une machine peu encombrante et peu coûteuse. Nous en sommes encore loin, mais s’il est un projet sur lequel les indépendants devraient se fédérer pour construire une solution commune, c’est bien celui-là.

Enfin, fort de sa communauté de lecteurs, de son réseau virtuel, de sa boutique d’ebook, de son espace sur les meilleures places de marchés, de sa solution de POD, pourquoi le libraire ne deviendrait-il pas éditeur ? Pourquoi ne pas proposer aux auteurs locaux de publier leur livre « à la maison », comme on le faisait encore au XIXe siècle, plutôt que d’envoyer en vain leurs manuscrits à cinquante éditeurs parisiens ? Certes tous les libraires n’ont pas ce talent-là, ni les compétences en editing, correction, mise en page, graphisme, marketing. Mais ces compétences existent, et ne sont pas l’apanage des seules maisons d’édition traditionnelles. Tout dépend de son niveau d’exigence…

Oui, la formule « chacun son métier » s’applique aussi aux éditeurs et aux libraires. Mais ce que l’on appelle édition recouvre une chaîne de valeur complexe, faite d’un peu d’artisanat et de beaucoup d’industrie. Et toute proposition innovante et peu coûteuse, permettant de mettre en relation le lecteur et l’auteur sans passer par toute la tringlerie habituelle, a une chance d’être disruptive. Oui, les libraires peuvent aussi ubériser l’édition : la technologie leur en donne les moyens, et le coût de cette technologie est en baisse constante.

Alors, libraires, reprenez votre liberté ! À l’heure où les GAFA se battent pour nos données personnelles, n’oubliez pas que l’accès au client est un atout inestimable, le plus précieux maillon de la chaîne de valeur. Et il n’y a pas de honte à en tirer quelque profit.

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