Livraison à 3€ : une révolution ?

Livraison de livres

L’arrêté1 d’application vient de tomber : la loi dite « Darcos » sur le montant minimum de 3€ de frais de port pour les livraisons de livres neufs sera bien mise en place à partir du 7 octobre. Cette loi va-t-elle tout changer ?

Plusieurs sites de e-commerce proposent aujourd’hui des frais de livraison sur le livre à 0,01 € pour tous (Amazon) ou gratuite pour les détenteurs d’une carte de fidélité (Fnac). D’autres proposent des frais de ports à 0,01 € pour tous à partir d’un certain montant du panier (dès 7,00 € pour la FNAC). Cette situation crée une distorsion de concurrence, car la livraison joue un rôle clé dans notre expérience d’achat en ligne, surtout pour des produits à prix relativement bas tels que les livres. Elle peut être l’élément qui pousse l’utilisateur à finaliser sa commande ou au contraire, à abandonner son panier. Par ailleurs, une livraison quasi-gratuite peut décourager le déplacement vers un libraire physique, dont en outre rien ne garantit qu’il détiendra le livre en stock.

Rééquilibrer le marché…

Le législateur a donc souhaité rééquilibrer le marché. La loi instaure un prix minimum de frais de port pour les livres achetés en ligne, quel que soit le commerçant, petite librairie ou grande plateforme d’e-commerce. L’objectif de ce tarif minimum est de rétablir une concurrence plus équilibrée entre les libraires et les grandes plateformes en ligne. Les conditions précises sont les suivantes :

  • Tout panier contenant au moins un livre neuf et dont le montant total des livres neufs est inférieur à 35 €, devra facturer au minimum 3 € de frais de port pour une livraison à domicile ou dans un point de retrait donc l’activité n’est pas la vente au détail de livre.
  • Les frais de ports pourront rester gratuits si le livre est retiré « dans un commerce de vente au détail de livres », c’est-à-dire dans une librairie2.
  • Les frais de ports pourront être gratuits si le panier contient au moins 35 € de livres neufs
  • Les livres d’occasion et les livres numériques ne sont pas concernés, sauf bien sûr s’ils sont vendus dans un panier où figurent des livres neufs.

Qui seront donc, en théorie, les gagnants ?

  • les libraires physiques, surtout s’ils ont un service de click-and-collect efficace ;
  • les libraires en ligne qui pourront pratiquer des frais de ports à 3€ quel que soit le montant du panier, car la concurrence sera nivelée avec les grandes plateformes ;
  • Les vendeurs de livres sur les marketplaces telles qu’Amazon, Fnac, Rakuten, Ebay, etc. s’ils parviennent à maintenir leurs frais de ports à 3€
  • les sites de livres d’occasion, car la loi ne concerne que le neuf.

Amazon et FNAC devraient donc perdre des parts de gâteau au bénéfice des autres détaillants. Mais qu’en est-il de la taille du gâteau ?

… ou tuer le marché ?

Car ces nouvelles dispositions font naître une crainte : vont-elles nuire au développement de la vente en ligne, et donc au marché du livre en général ? De même que la loi de 2011 sur le prix unique du livre numérique avait freiné le développement de ce marché, il paraît probable qu’une augmentation de 2,99 € du coût total pour le consommateur aura un effet de contraction du chiffre d’affaires en ligne, qui ne sera pas compensé par des achats dans les librairies physiques. À moins d’habiter à quelques pas d’un libraire ayant le livre en stock, le consommateur préférera acheter un livre d’occasion, attendre la sortie poche, pirater le livre numérique… ou renoncer à son achat.

Autre objection : les libraires indépendants ne bénéficieront pas non plus d’un report des achats sur leurs sites internet. Il a été en effet établi que les librairies indépendantes doivent supporter un coût moyen de 6 € pour expédier un colis à domicile (en colissimo par exemple), alors qu’Amazon ou Fnac bénéficient de tarifs bien meilleurs chez les transporteurs. Pour eux, les 3 € correspondront au prix coûtant, alors que les petits détaillants devront accepter de perdre 3 € par commande s’ils veulent s’aligner.

Il en résulte que personne ne semble satisfait du compromis proposé : ni Amazon, qui dit s’inquiéter « de l’impact qu’aura cette mesure sur la lecture et sur les lecteurs, notamment ceux vivant dans les zones rurales et les petites villes. Ces territoires sont souvent dépourvus de librairies et représentent aujourd’hui 46% des envois de livres pour Amazon » ; ni les libraires indépendants, dont le représentant déclare : « Une nouvelle fois, la loi n’atteindra pas ses objectifs, puisque le niveau de perte de marges pour les librairies qui livrent, ou souhaiteraient se convertir à la livraison, reste trop important3. »

Un avis négatif de la commission

La Commission européenne, dans un avis circonstancié4 révélé par le site L’informé, est d’ailleurs assez sévère avec le texte, qui risque selon elle de contrevenir à la libre concurrence (les sites en ligne devenant de facto plus chers que les libraires physiques), à l’égalité d’accès aux livres (tous les consommateurs n’habitant pas près d’un libraire physique), à la libre circulation des services en ligne (en augmentant le prix final pour les consommateurs potentiels), etc.

Pire : la commission, rejointe en cela par les libraires indépendants, prédit que cette loi permettra à Amazon d’augmenter ses marges à coup sûr, sans assurance que les autres acteurs accèderont au marché de la vente en ligne.

La Commission avait déjà mis en cause la loi sur le prix unique du livre de 1981, que la France avait pu imposer au nom de l’exception culturelle. Mais il n’est pas sûr que celle-ci puisse être invoquée pour éviter à cette loi une procédure d’infraction de l’UE, ou un recours (d’Amazon, par exemple) auprès de la CJCE.

Une loi incomplète ?

L’enfer est pavé de bonnes intentions. À vouloir défendre les libraires indépendants (d’ailleurs insatisfaits du résultat final), le législateur a accouché d’une législation restrictive, sans la compenser par des mesures incitatives visant à stimuler le commerce du livre et le développement de la lecture.

Par exemple, ne pourrait-on encourager les libraires à se doter d’un service performant de vente en ligne ? En imposant un tarif postal bon marché pour le livre (inférieur aux fameux 3 €), l’état changerait la donne et encouragerait les libraires à faire l’investissement nécessaire pour se doter d’un tunnel de commande sur leur site et d’une logistique d’expédition, car ils pourront viser une offre comparable à celle d’Amazon.

Par ailleurs, comment éviter que cette loi ne creuse les inégalités territoriales, en défavorisant les lecteurs des zones rurales, contraints désormais de payer 3 € en plus sur chaque commande si elle n’atteint pas les 35 € ? Cela pose la question plus générale de l’accès au livre des populations éloignées de la culture en raison de leur situation sociale, culturelle ou géographique. Une solution, à la fois économique et écologique : le développement du numérique sous toutes ses formes (achat, prêt ou streaming).

Un nouveau modèle

Il est grand temps de changer de paradigme : la diffusion de la culture ne passe pas seulement par la conservation à toutes forces de l’économie du livre physique. L’univers du livre doit se repenser comme un espace fluide d’échanges entre producteurs et consommateurs de contenus, où auteurs et lecteurs trouveront leur compte.

Quelques pistes que nous creuseront dans les prochains mois :

  • Développer de nouveaux modèles d’usage pour le livre physique neuf, comme la location, le prêt, le dépôt, la faculté de retour BtoC. Peut-on inventer du neuf entre le modèle de l’achat définitif à prix éditeur et celui du prêt gratuit en bibliothèque ?
  • Créer un modèle universel de licence de prêt numérique, permettant un accès simple et rapide aux institutions, aux collectivités et à l’utilisateur final
  • Autoriser et favoriser le CtoC (customer-to-customer) pour permettre aux livres de circuler aisément sous forme physique ou numérique
  • Permettre à des acteurs privés de jouer le rôle réservé aujourd’hui aux bibliothèques publiques

D’autres idées ? N’hésitez pas à contribuer par vos commentaires.


  1. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000047416860
  2. Ce point devrait être précisé car si on s’en tient à la définition légale, les magasins généralistes comme la Fnac ne sont pas immatriculés comme des libraires (avec le code NAF 4761Z)
  3. Le Figaro : Livres : les frais de port passent officiellement à 3 euros minimum à compter d’octobre prochain
  4. Avis circonstancié de la Commission sur la loi Darcos : https://www.documentcloud.org/documents/23691597-2022-683-f-doobs-com_fr?responsive=1&title=1

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